L’eau objet de convoitises

Les signaux ne cessent de nous parvenir d’année en année, ils sonnent le tocsin de l’usage immodéré de l’eau. Tourner le robinet serait bientôt un acte qui tombe sous le coup de la loi ou de la culpabilité. Ces signaux masquent une réalité plus problématique : les convoitises du marché couplées à la volonté de laisser les utilisateurs dans l’ignorance des cycles de l’eau.

Mes parents qui ne s’estimaient pas écologistes pour un sou pratiquaient une sobriété de l’eau qu’ils m’ont transmise sans le vouloir.

L’un des derniers lieux où nous avons habité dans les années 80 ne possédait ni eau ni électricité. L’eau, il fallait aller la chercher à une fontaine à deux kilomètres. Ma mère remplissait deux jerricans de 25 litres à raison de deux fois par semaine et nous n’avions d’autre choix que d’en être économes. La toilette se faisait au gant dans une bassine. Nous gardions nos habits plusieurs jours parce que les éprouvantes lessives à la main particulièrement l’hiver étaient rares. L’été venu, nous retrouvions un semblant de légèreté avec la douche grâce à un seau en zinc dont la ficelle ouvrait le mécanisme d’un pommeau pour libérer l’eau chauffée par le soleil.

Le jour où j’ai habité un appartement, l’eau courante, l’eau chaude, des sanitaires où il suffisait de pousser un bouton pour obtenir un puissant jet d’eau ont représenté un luxe inouï. 40 ans après, ce sentiment est resté, bien avant que j’aie découvert les cycles de l’eau et fait le constat que les politiques sont soit très ignorants soit complices de la tentative de prédation de l’eau douce par des organismes privés.

Si les cycles de l’eau – complexes au demeurant – étaient connus de tous, le déploiement de méga-bassines ne serait plus un motif de luttes. La violence exprimée par les forces de l’ordre envers leurs opposants est le signe le plus visible de la puissance aveugle et sourde du marché et de la pression qu’il exerce de façon continue sur les agriculteurs.

Ce n’est pas la première fois que les décisions politiques sont responsables de catastrophes écologiques majeures sans faire pour autant un mea culpa et ni en tirer les leçons. Revenons au remembrement imposé par la modernité de l’agriculture dès 1942 et mis en œuvre en réalité de 1960 à 1980. Près de 750 000 km de haies et 800 000 étangs (chiffres estimés, aucun relevé n’ayant été réalisé) ont été détruits pour agrandir les parcelles et créer le passage pour les engins promettant une hausse de productivité considérable, promesse jamais tenue en réalité¹.

Dès les années 60, agronomes et naturalistes ont alerté les gouvernements sur les conséquences de la destruction des talus, des haies, de l’assèchement des mares, des étangs. En vain. Ils ont été traités de réactionnaires, d’anti-progressistes.

Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles.

Paul Matagrin, Directeur de l’École nationale supérieure d’agronomie de Rennes, 1962

En vérité, les politiques ne savent pas utiliser et réutiliser l’eau. Tandis que des bassines sont construites en France, des villageois se sont groupés au Maharashtra en Inde, sous l’égide de la Fondation Paani créée par Satyamev Jayate, un acteur de série télé. Afin de lutter contre la sécheresse, l’eau a été mise au centre du projet agricole et les villageois ont creusé à la houe durant 45 jours les baissières capables de retenir les eaux de ruissellement lors des moussons. L’eau pénètre progressivement les sols tout en alimentant les végétaux. Pour quelles raisons un tel projet collectif mené à grande échelle en Inde ne serait-il pas possible en France ?

méga-bassine

Les baissières construites selon les principes de l’hydrologie régénérative au Maharashtra en Inde

Documentaire issu de la réalisation à l’échelle d’un territoire d’une hydrologie régénérative en Inde

Par conséquent la politique de répression autour des bassines dont l’eau est tirée des nappes phréatiques est à questionner sans relâche. Elle diffuse un double discours opérant un désordre de l’entendement : on ne peut entendre un ordre de sobriété de l’usage de l’eau et assister impuissant à sa dépense absurde. D’autant que les frais de construction des bassines sont pris en charge à 70% par de l’argent public, donc les contribuables, ainsi que le montre l’enquête de Reporterre publiée le 4 mai 2023.

Quelles seraient les solutions raisonnables qui utiliseraient la voie diplomatique ? L’association Pour une Hydrologie Régénérative développe des concepts visant à régénérer les cycles de l’eau douce par l’aménagement du territoire, en s’appuyant sur le savoir des cycles : ralentir, répartir, infiltrer et stocker².

Contrairement à celui des bassines dont le fond est imperméable, en hydrologie régénérative, il s’agit de conserver l’eau sur des lieux stratégiques, et ralentir son envolée vers les océans, de sorte qu’elle diffuse lentement vers les nappes phréatiques. Donc stockage oui, mais doté d’un fond perméable et dirigeant l’eau vers les réseaux souterrains. La diffusion lente est l’occasion pour les mycorhizes de puiser et distribuer vers les plantes l’eau qui leur est nécessaire.

L’infiltration rapide n’est avérée que si le sol est perméable, ce qui n’est pas le cas en agriculture sans couverts végétaux (illustration source : eaufrance)

Le 30 mars 2023, le Président et son aéropage se sont déplacés à Savines-le-Lac, la plus grande réserve d’eau douce en France, située dans les Hautes-Alpes. Tout un symbole quand on connaît l’histoire de la construction du barrage. Il a présenté les grandes lignes de son plan eau, 53 mesures dont : la tarification progressive, le lancement d’un plan Eco-watt, la réduction des fuites, la réutilisation des eaux usées (moins de 1% en France contre 16% en Espagne, 100% en Israël), la nécessité de l’irrigation, l’utilité des stockages artificiels, la recharge artificielle des nappes, une technologie de Véolia qui pose des problèmes de qualité de l’eau, la science et l’innovation convoquées comme validation des projets politiques financés colossalement par l’argent public puisque 30 millions d’euros seront déployés pour ces techniques. Voyez par quels orifices s’infiltrent les grands groupes. Jamais par la grande porte.

Révision 20 mai 2024

Quasiment 1 an après, le 12 mai 2024, Samuel Bonvoisin, conférencier, consultant et formateur en conception de systèmes régénératifs a animé une conférence sur l’hydrologie régénérative dont nous ajoutons à cet article la vidéo.

1. Cf Une autre histoire des «Trente Glorieuses» sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, La Découverte, 2015. []

2. Pour aller plus loin, écouter la conférence de Samuel Bonvoisin, Et si on pouvait cultiver l’eau ? []